2022 Du bout des doigts

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2022 – Du bout des doigts

RÉSIDENCE BIENVENUE LA HAUT QUEYRAS – DU BOUT DES DOIGTS

Poser une pierre

Le tissu de l’univers est continu et il n’est pas de point, en l’immense labyrinthe du monde, où des cheminements incompatibles, venus d’antipodes bien plus radicaux que ceux de la géographie, ne puissent interférer en quelque carrefour que révèle soudain une stèle commune, porteuse des même symboles, commémorative d’insondables et complémentaires fidélités.

Roger Caillois

Poser une pierre. Pas forcément la première, pas forcément la dernière. Poser une borne – c’est la même pierre, mais de part et d’autre se répartissent désormais des temps, des territoires et des êtres.

Les pierres s’accumulent – concrétions, cairns, strates, le temps d’une pause pour reprendre son souffle aspiré par l’abrupte montée du bas de la vallée au haut du col de Traversette, le temps immémorial d’une humanité qui franchit, a franchi et franchira toujours les bornes mêmes qu’elle s’abaisse à fonder, le temps hautain des montagnes et des crêtes regardant de leur hauteur millénaire ces petits animaux à deux pattes affairés de leurs petites différences mais, parfois, passant outre quand enfin ils s’élèvent à la hauteur des aiguilles.

Les pierres s’accumulent – pavé lançant sur la route invasions et évasions, pavés lancés sur l’occupant, Carthaginois, Vaudois, Hongrois, Nazi, sur les armées de Catinat ou de Lesdiguières, ces incendiaires de chapelles confondant l’altitude queyrassine et la proximité divine, un chemin de croix et un corridor karstique, les cônes de déjection des torrents qui vont au Guil et les éboulis des hameaux du Roux détruits par la guerre, le vert éternel des alpages et les couleurs changeantes des drapeaux envolés au vent, confondant le droit national décidé d’en bas et le devoir humain bien connu en haut.

Les pierres s’accumulent – ce sont les graviers, où crisse chaque mercredi les carrioles où se rangent la laine et le seigle, et sur lesquels s’épuisent les agneaux des Calve rejoignant, depuis l’estive, le marché d’Abriès, où chacun·e échange sa marchandise, sa langue et sa foi, ce sont les dalles des lavoirs où se disent les secrets de familles, ce sont les fondations rêches des fustes partageant la chaleur des bêtes et des gens, ce sont les roches taillées par les Romains aux Escoyères et la stèle qu’y fit graver Albanus, en son propre honneur, au milieu du 1er siècle, inaugurant la longue tradition de pierres écrites d’un Queyras alphabétisé et cultivé, connecté au monde par-delà monts et vaux.

Cet univers de pierre, de pierres au pluriel, qu’est le Queyras, Charlotte Pringuey-Cessac y a d’abord creusé des tunnels, entre époques, lieux et personnes.

Comme un·e archéologue explore la stratigraphie qui a sédimenté horizontalement les précipités verticaux des organismes qui s’y couchent, l’artiste a collecté la mémoire et l’esprit propre de ce séjour singulier qui côtoie le ciel de près, porté par les clivages géologiques venus des entrailles du monde. Elle y a prélevé et juxtaposé le silence des pierres et les héritages des peuples.

Dressé comme un repère, le marbre rose prélevé à Guillestre s’entoure, fixées sur ses aspérités, de porcelaines que Charlotte Pringuey-Cessac envisage comme un agrégat d’artefacts collectés parmi les témoignages de cultures anciennes et modernes ; Vénus préhistoriques, silex taillés, moulages de fragments corporels des habitant·e·s des villages à l’entour, pierres écrites si typiques du Queyras, se fixent au bloc matriciel pour suggérer autant de prises d’escalade et inviter, en esprit et par le corps, à se hisser grâce à et au-dessus de l’histoire composite du monde.

Unifiée par l’émail blanc qui recouvre chacune d’entre elles, cette constellation de formes est tout aussi susceptible de se fondre dans la neige que de renvoyer le soleil d’altitude ; noce et contraste, des profondeurs métamorphiques à l’éclat de la surface, de la roche veinée à la céramique immaculée, de l’art à son contexte, des êtres aux choses. Les maximes philosophiques des pierres écrites ont sans douté inspiré la sagesse qui a scellé cette union.

Ces Empreintes sont ici laissées en hommage à toutes celles qui les ont précédées sur ces chemins rocailleux bordant les sommets où la roche nue ne s’embarrasse plus d’aucune pudeur pour démontrer majestueusement son antériorité bienveillante : elles viennent poser une pierre.

Pas forcément la première, pas forcément la dernière.

Jean-Christophe Arcos

Critique d’art

2022